Cycle capitaliste et luttes de classes
Pour le mouvement révolutionnaire la question du cycle du capitalisme et de la crise est un nœud central, si bien théorique que d’analyse spécifique. Il s’agit-là du nœud du terrain objectif, économique et social, qui forme la base du mouvement des classes, sur lequel s’appliquent les énergies subjectives d’hommes, regroupements et partis qui cherchent le diriger vers leurs propres buts. Marx et Engels affrontent ce nœud pour le prolétariat, lorsqu’ils font le bilan de la vague révolutionnaire du 1848-49 en Europe, sous l’impulsion de la nécessité de comprendre les raisons de la défaite et de redéfinir la stratégie révolutionnaire. Ils reconnaissent dans la crise de 1847 le terrain objectif qui nourrit les poussées révolutionnaires, et dans la reprise qui dès le printemps de 1848 se propage d’abord en Angleterre, ensuite au continent, la cause du reflux du mouvement. Ils concluent : «Étant donné cette prospérité générale dans laquelle les forces productives de la société bourgeoise se développent aussi abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on ne saurait parler de véritable révolution. Une telle révolution n'est possible que dans les périodes ou ces deux facteurs, les forces productives modernes et les formes de production bourgeoises entrent en conflit les unes avec les autres. […] Une nouvelle révolution ne sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine que l'autre».
Dans les décennies suivantes Marx aura à découvrir, ce dont témoigne « Le Capital », que de la régularité des crises économiques ne s’ensuit pas une régularité des révolutions. Il faut qu’en même temps soient mûres les conditions sociales et politiques. En 1848 la crise déclenche la révolution démocratique bourgeoise qui était dans l’air, et ensemble elles mettent aussi en mouvement le jeune prolétariat européen. Pour la Commune de Paris comme pour la Révolution d’Octobre, ce seront des crises de guerre qui vont déterminer l’écroulement économique et social, qui à son tour amène les conditions pour l’insurrection du prolétariat. Mais jusqu’au moment où l’économie marche, la classe opprimée non plus n’est pas pressée à renverser la domination bourgeoise.
IDÉOLOGIE DE LA CRISE
Un siècle et demi après la leçon tirée par les deux maîtres de la faillite de la révolution en Europe, les marxistes continuent à scruter l’horizon du marché mondial pour percevoir la crise qui portera la révolution. Il faut, dans cette analyse, la même froideur et rigueur scientifique employées par Marx et Engels.
Dans la gauche italienne et internationale qui fait référence au marxisme est répandue l’idée que le capitalisme est « en crise » depuis plusieurs décennies, c'est-à-dire de la crise pétrolière des années 1970, qui par beaucoup de personnes (dans le champ bourgeois aussi) a été interprétée comme le démarrage d’une « crise générale » du capitalisme, si désirée (ou bien crainte). Suivant la vision aujourd’hui encore commune dans la gauche, cette crise aurait traîné, dans une forme plus ou moins ouverte, jusqu’à nos jours, et donc les événements politiques de ces années – la guerre contre l’Irak y comprise – sont vus comme le produit de cette « crise du capitalisme » et de sa puissance actuelle la plus grande. Il s’agit d’une vision erronée, qui peut porter à d’erreurs politiques. L’analyse froide, fondée sur des données compréhensives, de presque trois décennies de cycle capitaliste suivies à cette crise-là, nous fait conclure que à niveau mondial a poursuivit jusqu’à aujourd’hui le long cycle expansif démarré à la suite de la Deuxième Guerre Mondiale.

La crise de 1973-74, liée au quadruplement du prix du pétrole (effet de la longue expansion précédente) a provoqué le brusque déplacement d’une part du PIB mondial des métropoles aux pays exportateurs de pétrole. La chute dans la production des métropoles ne dépassa pas l’1% du PIB, pour l’Europe comme pour les États-Unis. Elle marqua le ralentissement des métropoles à des rythmes « séculaires », tandis que les PVD (pays en voie de développement) dans l’Asie surtout, continuèrent leur croissance accélérée. Des partie croissantes du capital mondial ont été accumulées dans les pays à jeune capitalisme. Cela a produit la restructuration de l’appareil productif mondial.
Afin de disposer des critères objectifs pour évaluer le cycle, il est utile de considérer la reconstruction séculaire du produit mondial effectuée par le statisticien et historien de l’économie Angus Maddison.
La production mondiale demeura stagnante entre l’année zéro et l’année mille, entre les modes de production esclavagiste, asiatique et féodal, redoubla dans les premiers cinq siècles du second millénaire (avec un taux de croissance par an de 0,15%) lorsque s’imposèrent la bourgeoisie commerciale et les commerces, et presque tripla dans les trois siècles du début du capitalisme en Occident (croissance moyenne 0,32% par an entre 1500 et 1820).
L’époque de l’affirmation et de la diffusion du capitalisme dans tout le monde voit une progression extraordinaire des forces de production. Dans les cinquante années de la propagation du mode de production capitaliste en Europe (1820-1870), la croissance mondiale accéléra trois fois (+0,93% par an), d’où une augmentation totale de 87%. Dans les suivantes « quarante années pacifiques » de développement industriel et d’expansion impérialiste de l’Europe, jusqu’à la Première Guerre Mondiale, la marche plus que redoubla de nouveau, atteignant le rythme de 2,1% par an (+145% entre 1870 et 1913), une croissance jamais expérimentée dans aucune époque précédente. Les trente années suivantes furent ravagées par deux guerres mondiales, des révolutions et des crises. Ce fut la période des plus grandes dévastations et carnages que l’histoire de l’homme avait jamais connu, mais dans la synthèse de Maddison, qui comprend les cinq années de reconstruction jusqu’à 1950, pendant 37 années la production redoubla, avec une croissance moyenne par an de 1,85%, un rythme qui est le double de celui relevé par Marx dans le Manifeste et à l’époque où il écrivait le Premier livre du Capital.
UN DEMI SIÈCLE D’EXPANSION
Le long cycle d’expansion d’après guerre voit le plus impétueux et vaste processus d’accumulation du capital jamais connu et, on peut ajouter, qui on ne pourrait pas répéter à l’intérieur du mode capitaliste de production. Entre 1950 et 1973 la croissance mondiale arrive presque au rythme jamais vu de 5% (4,91%). Par rapport aux « quarante années pacifiques » de l’industrialisation européenne, le rythme plus élevé ne vient pas de l’accélération des métropoles, qui tiennent un pas pareil, mais de l’entrée d’une grande partie des pays de l’Asie, de l’Amérique Latine, et de l’Afrique aussi, dans le tourbillon du développement capitaliste. Au cours d’une seule génération la production mondiale triple. C’est l’effet d’énormes transformations sociales, qui à son tour produit d’énormes transformations dans la vie matérielle de larges masses de personnes.
On est arrivé aux dernières trente années, les décennies qui commencent avec la crise pétrolière. Dans la période 1973-1998 la production mondiale redouble, en croissant au rythme du 3% : il s’agit certainement d’une forte décélération par rapport à l’après guerre, mais c’est quand même le triple du rythme relevé par Marx. Dans la période 1998-2002 le produit mondial a marché au rythme de 5% par an, bien qu’il comprenne la récession américaine, donc pour les trente années 1973-2002 la croissance dépasse le 3%. Elle a été une croissance très inégale, qui a vu la chute catastrophique des pays à capitalisme d’État qui tournaient autour de l’URSS, à laquelle a suivi une profonde restructuration, et un ralentissement des métropoles, surtout en Europe et au Japon dans les dernières 10-15 années, ralentissement qu’il faudra analyser avec attention. Il s’agit d’un développement inégal de plus qui a amplifié les disparités entre les régions. Un développement qui a donc accumulé des contradictions et des tensions.
Si toutefois on considère le marché mondial comme un milieu unitaire dans lequel se réalise la reproduction du capital mondial internationalisé, du point de vue du développement des forces productives et de la production, il ne faut pas considérer cette période comme une période de crise, mais d’expansion soutenue. Une expansion pas linéaire, sillonnée et secouée par de crises cycliques, mais chaque fois le décalage du cycle parmi les métropoles et entre celles-ci et les périphéries a empêché qu’ils arrivaient de chutes de la production annuelle mondiale et de processus d’enroulement de la crise.
Même si, au lieu de calculer le produit à parité de pouvoir d’achat (PPA), utilisé par Maddison, on le calcule au cours des changes, ce qui sous-estime le poids des PVD et par conséquence même leur poids sur la croissance mondiale, on a pour la dernière décennie un demi point de croissance en moins, qui d’autre part ne porte pas à changer l’appréciation globale du cycle.
DÉVELOPPEMENT CONTRADICTOIRE ET INÉGAL
Le produit par personne est le troisième indicateur. Il nous fournit une idée, bien que rudimentaire, de la quantité des biens qui sont à disposition en moyenne de chaque personne. Dans chacune des dernières 5 décennies il y a eu respectivement des augmentations de 32, 35, 21, 14, 11%. Il est évident qu’il y a eu un ralentissement de la croissance, qui est devenue de nouveau très inégale. Si jusqu’aux années 1970 toutes les grandes régions du monde augmentent, dans les années 1980 le Moyen Orient a une diminution de 10% à la suite du contre-choc pétrolier, tandis que l’Europe Orientale, l’Amérique Latine et l’Afrique supportent une diminution absolue du produit par personne entre le 6 et le 7%. Puisque la donnée par personne décompte l’augmentation de la population, le développement des pays avec la plus forte croissance démographique en est ramené aux justes dimensions. Dans les années 1990 l’Afrique diminue encore d’un point (avec un développement très différencié à son intérieur), tandis que l’ex-URSS écroule de 43% (1998 sur 1990, et en ce cas la démographie n’a rien à voir); à la fin de la décennie 1990 l’Est Europe recouvre la chute qu’elle avait encore eue dans les premières années. Au contraire l’Asie, le Japon et le Moyen Orient exclus, a eu des augmentations du produit par personne de 55% dans les années 1980 et de 45% dans la dernière décennie. Ce sont des dynamiques qui ont d’une part produit des convergences, mais de l’autre ont accentué les inégalités dans la distribution régionale de la richesse : ce sont des processus qu’il faudra étudier avec attention. Les habitants des métropoles se sont enrichis, même par rapport à la moyenne mondiale; l’appauvrissement additionnel et relatif de l’Afrique contraste avec l’ascension de l’Asie.

Comme l’on peut remarquer, la donnée par personne relève une réalité plus diversifiée que celle qui résulte du PIB : à niveau mondial une croissance continue, qui ralentit quand même, mais avec des reculs qui intéressent de larges régions. La longue expansion n’a pas amené des améliorations dans la vie de tout le monde. La réalité apparaîtra encore plus contradictoire si on analyse les pays particuliers, et les différentes classes et stratifications de classes à leur intérieur.
FORCE DE TRAVAIL MONDIALE QUADRUPLÉE
Jusqu’à là on a suivi le critère utilisé par les économistes bourgeois pour l’analyse du cycle : le produit. Il s’agit d’un critère qui considère les quantités physiques du produit du travail de l’homme sur la nature, sur la base des valeurs d’usage des marchandises produites. Mais Marx a démontré que le capitalisme est essentiellement production de valeurs d’échange, de valeur abstrait crée par le travail de l’homme, et que son principe vital est la production de plus-value, c’est-à-dire l’appropriation du travail non rémunéré des autres, une valeur créée en plus par rapport au montant des salaires payés aux producteurs. Le capital est essentiellement un rapport social, qui permet à celui qui le détient de commander l’activité de travail de celui qui ne le détient pas, le prolétariat, et de s’approprier du produit de son travail, et de la plus-value qu’il contient. La puissance sociale du capital est représentée par la quantité de travail qu’il peut commander, par l’extension de travail vivant créateur de la valeur.
La mesure plus vraie de la vitalité du capitalisme, de sa capacité de se reproduire sur une échelle progressive est donc la quantité de la force de travail que le capital peut commander. «Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat» (Karl Marx, Le Capital, Livre premier, 23,1).
Il n’y a pas des statistiques mondiales sur le travail salarié. Il y a par contre des statistiques sur la force de travail, et des évaluations plus ou moins fiables sur sa répartition entre force de travail agricole et extra-agricole. Étant donné qu’une partie considérable de la force de travail agricole mondiale (descendue il y a une décennie seulement sous le 50% de la force de travail mondiale) vit encore sous des rapports de production non-capitalistes, il faut examiner la seule force de travail non agricole. Bien qu’il n’existe pas une répartition fiable entre salariés et indépendants, les données qui regardent les pays particuliers démontrent clairement que la part des salariés sur le total est en train de croître. Donc, la dynamique de la population active extra-agricole nous permet de relever, par commencer, une approximation par défaut de la dynamique de la force de travail salariée. D'après les données FAO, dans les cinquante années 1950-2000 la population active mondiale se multiplie par 2,5 fois, tandis que la population active non-agricole se multiplie par 4 fois, de moins de 400 millions à plus que 1 milliard 600 millions. L’augmentation dans les cinq décennies a été de 136, 193, 257, 293 et 353 millions respectivement, une progression de proportions énormes, indice de la transformation sociale dans le monde. Elle n’a pas été alimentée seulement par la hausse de la population (qui est, elle même, un aspect de la diffusion du capitalisme), mais aussi par le processus de prolétarisation lié à la désagrégation paysanne, au passage de la campagne à la ville.1
Toutes les régions ont eu d’augmentations consistantes, mais, tandis qu’au cours des années 1950 le développement dans les métropoles était pareil à celui dans les PVD, dans les années 1990 pour chacun des nouveaux travailleurs dans les métropoles, il y a en eu 5 dans les PVD. La seule Chine a eu une augmentation (+64 millions) majeure que celle de tous les pays industrialisés ensemble (+60 millions). Tandis qu’en 1950 le rapport entre métropoles et « périphérie », pour ce qui est de la force de travail extra-agricole, était de 5:3 à faveur des métropoles, en 2000 le rapport était l’envers : 5:3 à faveur des PVD, nombre desquels n’est plus désormais « périphérie ». Il s’agit d’un changement fondamental, qui continue. Le ralentissement des métropoles est particulièrement fort pour l’Europe et le Japon qui, étant près de la diminution démographique, dans les prochaines décennies pourront conserver leur base de force de travail vivant uniquement grâce à la force de travail immigrée.
LE CYCLE VA S’ÉPUISER
Ces processus, qu’il faudra analyser dans toutes leurs dynamiques, nous donnent d’importantes indications sur le cycle et sur les perspectives :
Le cycle d’extension du capitalisme sur le globe entier a été – et encore est – d’une ampleur inédite;
Il est aussi un cycle d’expansion du prolétariat, qu’il est en train de faire devenir la grande majorité de la population mondiale;
Dans les métropoles, surtout en Europe et au Japon, l’expansion de la force de travail locale est en train de terminer pour des raisons d’ordre démographique, mais l’emploi aussi tend à la stagnation.
Dans les pays en voie de développement l’expansion continue, soutenue par de dynamiques démographiques encore positives et surtout par l’énorme réservoir de force de travail paysanne encore disponible pour une accumulation élevée du capital.
La diminution du réservoir paysan et la décélération démographique des PVD (et de ceux qui l’étaient) iront déterminer, dans peu de décennies, la fin du cycle d’expansion comme on l’a vu au cours des dernières cinquante années.
Au fur et à mesure que cette dynamique s’épuise et que les pays qui se sont développés plus récemment deviennent mûrs du point de vue capitaliste, va augmenter l’extension et l’intensité des contradictions, et des tensions, économiques, sociales et politiques, avec une combinaison de crises et de guerres dans de formes et de temps qu’on ne peut pas prévoir aujourd’hui.
Le long cycle d’expansion a été parcouru par des crises cycliques, qui ont néanmoins touché seul partiellement les métropoles occidentales, avec des réductions de production d’un point de pourcentage au maximum. Même si, à la suite des restructurations, les répercussions sur l’emploi ont été plus fortes, pour les métropoles aussi la tendance qui a prévalu a été à l’expansion. C’est pour ça que le cycle mondial dans son ensemble s’est caractérisé comme contre-révolutionnaire, en ce qu’il a su composer les contradictions à son intérieur.
Les crises les plus profondes ont eu un caractère régional ou local : elles ont touché l’Amérique Latine dans les premières années 1980, et après des pays particuliers de la région dans les années 1990; la région à capitalisme d’État de l’Europe orientale et ex-URSS aux dernières 1980 et premières 1990, quelques pays de l’Asie Sud-orientale en 1997-98.
Au cours de ces crises il n’y a pas eu de forts mouvements de lutte du prolétariat, et cela malgré de lourdes aggravations des conditions de vie, à l’exception de l’Argentine en 2001, et partiellement de la Corée. On peut expliquer ce fait en partie par le fort poids des chômeurs et le défaut de traditions de lutte et d’organisation. D’autre part, la crise même des années 1930 ne produisit pas de grandes luttes ouvrières (même si aux États-Unis elle porta à la radicalisation de secteurs ouvriers dans le CIO).
Le rapport entre crise et révolution n’est pas mécanique, et ils n’existent non plus de lois inexorables qui amènent le capitalisme à écrouler par soi même sous ses propres contradictions.
Une chose est sûre : s’il n’y aura pas le « facteur subjectif », si un parti internationaliste et international n’aura pas été constitué, le capitalisme saura sortir chaque fois de ses contradictions, n’importe quelle destruction d’hommes et de choses, combien de barbarie cela aura coûté.
1. Il faut préciser que les données du tableau comprennent l’armée industrielle de réserve, qui s’épand et reflue dans les phases alternes du cycle au-dedans de chaque décennie, et donc elles ne peuvent pas montrer la division entre force de travail employée et non – un mouvement important qu’on analysera dans un deuxième temps. Cela expliqué, le cours décennal global tracé par le tableau bien représente la dynamique des employés.
R.L.
(pagine marxiste, an 1e - n. 2, mars 2004)